11.

 

Cisco et Lorna étaient toujours en train de travailler au cabinet de Jerry Vincent lorsque j'y revins. Je tendis l'ordonnance pour la banque à Lorna et lui annonçai les deux rendez-vous que j'avais pris pour le lendemain. Je croyais que t'avais mis le dossier Patrick Henson à la poubelle, me dit-elle.

– C'est vrai. Mais je l'en ai ressorti.

Elle fronça les sourcils comme elle le faisait chaque fois que je la déconcertais – ce qui arrivait souvent. Je n'avais pas envie d'expliquer. Je passai à autre chose et lui demandai s'il y avait du neuf depuis que j'étais parti pour le tribunal.

– Deux ou trois trucs, dit-elle. Et d'un, le chèque de Walter Elliot est passé. S'il a appris pour Jerry, c'était trop tard pour arrêter le paiement.

– Bien.

– Et y a mieux. J'ai trouvé les fichiers contrats et j'ai jeté un oeil à l'arrangement que Jerry avait conclu avec lui. Ce dépôt de cent mille dollars qu'il a fait vendredi n'est qu'une partie de ce qu'il lui doit.

Elle avait raison. C'était encore mieux.

– Combien ? demandai-je.

– D'après le contrat, Vincent lui a pris deux cent cinquante mille dollars d'entrée de jeu. Ça, ça remonte à cinq mois et on dirait bien qu'il n'en reste déjà plus rien. Mais il allait en toucher deux cent cinquante mille de plus pour le procès. Non remboursables. Les cent mille de vendredi n'en sont que la première partie. Le reste doit être versé le premier jour des témoignages.

Je hochai la tête de satisfaction. Vincent avait conclu un marché du tonnerre. Je n'avais jamais eu d'affaire avec une pareille quantité d'argent à la clé. Cela dit, je me demandai comment Jerry avait fait son compte pour dépenser les deux cent cinquante mille premiers dollars aussi vite. Lorna allait devoir examiner les entrées et sorties d'argent pour avoir la réponse à cette question.

– Bon, d'accord, tout ça est génial... si Elliot reste avec nous.

Sinon, ça n'a aucune importance. Qu'est-ce qu'on a d'autre ?

Elle eut l'air déçue que je n'aie pas envie de m'attarder sur cette histoire d'argent et de fêter cette découverte qu'elle avait faite.

Elle avait perdu de vue qu'il me restait toujours à garder Elliot avec moi. Techniquement parlant, il était libre de choisir. Je serais certes le premier à lui parler, mais il n'en fallait quand même pas moins que j'en fasse mon client avant d'envisager ce que ça pouvait faire de décrocher deux cent cinquante mille dollars d'honoraires.

Lorna me répondit d'une voix monocorde.

– Nous avons eu toute une série de visiteurs pendant que tu étais au tribunal, dit-elle.

– Qui ?

– Un des enquêteurs dont Jerry se servait est passé après avoir appris la nouvelle. Il n'a eu qu'un regard pour Cisco avant de lui rentrer quasiment dedans. Après, il s'est montré plus futé et s'est calmé.

– Qui est-ce ?

– Bruce Carlin. Jerry l'avait embauché pour travailler sur l'affaire Elliot.

Je hochai la tête. Bruce Carlin était un ancien fonceur du LAPD qui était passé de l'autre côté de la barrière et travaillait maintenant pour la défense. Nombre d'avocats avaient recours à lui parce qu'il savait bien comment ça marchait chez les flics.

J'avais fait appel à lui une fois et avais trouvé que sa réputation était surfaite. Je ne l'avais plus jamais embauché.

– Rappelle-le, dis-je à Lorna. Fixe-lui un rendez-vous.

– Pourquoi, Mick ? T'as déjà Cisco.

– Je sais, mais Carlin travaillait sur l'affaire Elliot et je doute qu'on ait tout au dossier. Tu sais bien comment c'est. Tu ne consignes pas une info au dossier, c'est autant de moins à filer à la partie adverse. Et donc, dis-lui de revenir. Cisco pourra discuter avec lui et voir ce qu'il sait. Et on le paie à son tarif horaire habituel... quel qu'il soit. Et on le vire dès qu'il ne nous sert plus à rien. Quoi d'autre ? Qui d'autre est passé ?

 

– Un vrai défilé de losers qu'on a eu ! Carney Andrews a débarqué en pensant qu'elle allait pouvoir prendre le dossier Elliot sur la pile et filer avec. Je l'ai foutue dehors sans rien lui donner.

Après, j'ai regardé les rentrées et les sorties de fric sur le compte opérationnel et je me suis aperçue qu'elle avait été engagée en tant qu'associée dans l'affaire Elliot. Et jetée un mois plus tard.

J'acquiesçai d'un signe de tête : j'avais compris. Vincent était allé faire son marché aux juges pour Elliot. En plus de n'avoir aucun talent, Carney Andrews était une filoute, mais avait l'avantage d'être mariée au juge de la Cour supérieure, Bryce Andrews.

Celui-ci avait passé vingt-cinq ans comme procureur avant d'être nommé juge. Pour les trois quarts des avocats de la défense qui travaillaient au Criminal Courts Building, il n'avait jamais quitté le bureau du district attorney. Il avait la réputation d'être un des juges les plus durs du bâtiment, quelqu'un qui agissait parfois de concert avec le bureau du procureur, quand il n'en était pas tout bonnement le bras armé. Tout cela donnait naissance à une jolie petite entreprise familiale où l'épouse gagnait très confortablement sa vie en étant recrutée comme avocate associée à la défense dans les affaires que jugeait le mari – ce qui créait aussitôt un conflit d'intérêts exigeant que l'affaire soit réassignée à d'autres juges... qu'on espérait plus cléments.

Tout cela marchait comme sur des roulettes, ce qu'il y avait de mieux dans l'arrangement étant que Carney Andrews n'avait pratiquement jamais à exercer. Il lui suffisait de signer pour une affaire, de faire une apparition au tribunal en tant qu'avocate associée et d'attendre que l'affaire soit ôtée à son mari et assignée à un autre juge. Elle pouvait alors toucher des honoraires substantiels et se consacrer à l'affaire suivante.

Je n'eus même pas à consulter le dossier Elliot pour voir ce qui s'était passé. Je le savais. Les affaires étant assignées à tel ou tel juge par tirage au sort dans le bureau du doyen, celle d'Elliot avait échu au juge Bryce Andrews et Vincent n'avait pas trop aimé le peu de chances qu'il avait de gagner devant lui. Et d'un, Andrews n'aurait jamais accepté une libération sous caution pour un double assassinat, et de deux, il ne se serait pas montré des plus tendres envers l'accusé lorsque celui-ci serait passé en jugement.

Vincent avait donc engagé son épouse en qualité d'associée et le problème avait disparu, l'affaire ayant alors été réassignée au juge James P. Stanton, dont la réputation était à l'exact opposé de celle d'Andrews. Résultat des courses : quelles qu'aient été les sommes que Vincent avait versées à la dame Carney, la manœuvre avait valu le coup.

– Tu as vérifié ? demandai-je à Lorna. Combien lui a-t-il donné ?

– Elle a pris dix pour cent de la première avance.

Je poussai un sifflement. Vingt-cinq mille dollars pour que dalle. Voilà qui expliquait au moins en partie où avaient filé les deux cent cinquante mille premiers dollars.

– Super, le boulot, quand on peut le décrocher, fis-je remarquer.

– Peut-être, sauf que le soir, faut coucher avec Bryce Andrews, me renvoya Lorna. Je ne suis pas très sûre que c'en vaille la peine.

Cisco éclata de rire. Je n'en fis rien, mais Lorna n'avait pas tort. Bryce Andrews avait au moins vingt ans de plus que sa femme – et pesait presque cent kilos de plus qu'elle. Le tableau n'avait rien d'appétissant.

– C'est tout pour les visiteurs ? demandai-je.

– Non, répondit-elle. On a eu aussi la visite de deux ou trois clients qui ont demandé à voir leurs dossiers quand ils ont appris la mort de Jerry à la radio.

– Et... ?

– On les a fait patienter. Je leur ai dit qu'il n'y avait que toi qui pouvais rendre un dossier et que tu les contacterais sous vingt-quatre heures. Ils ont donné l'impression de vouloir discutailler, mais avec Cisco dans les parages, ils ont fini par décider qu'il valait peut-être mieux attendre.

Elle fit un sourire à Cisco, le grand costaud lui tirant aussitôt la révérence comme pour lui dire « à votre service ».

Puis elle me tendit un bout de papier.

— Tiens, c'est eux, me dit-elle. Avec leurs coordonnées.

Je regardai leurs noms. L'un d'entre eux faisant partie des types que j'avais l'intention de jeter, je ne serais que trop heureux de lui rendre son dossier. L'autre dossier concernait une affaire d'outrage aux bonnes mœurs, où je pensais pouvoir faire quelque chose. Cette cliente avait été accusée lorsqu'un adjoint au shérif lui avait ordonné de sortir de l'eau à la plage de Malibu. La dame nageait toute nue, ce qui n'était devenu visible qu'à ce moment-là. Parce qu'il ne s'agissait là que d'un délit mineur, la loi exigeait que l'adjoint soit un témoin direct du délit pour pouvoir procéder à l'arrestation. Sauf qu'en lui donnant l'ordre de sortir de l'eau, c'était lui qui avait créé le délit pour lequel il l'avait arrêtée. Les arguments du shérif ne tiendraient donc pas la route au prétoire. C'était là une affaire pour laquelle je savais pouvoir obtenir un non-lieu.

— J'irai voir ces deux-là ce soir, dis-je à Lorna. En fait, j'ai envie de filer avec tous ces dossiers le plus vite possible. En commençant par faire un arrêt aux studios d'Archway Pictures. Je vais prendre Cisco avec moi, et toi, Lorna, j'aimerais que tu emportes tout ce dont tu as besoin et que tu rentres chez toi. Je ne veux pas que tu restes ici toute seule.

Elle acquiesça, puis me lança : – Tu es sûr que Cisco doive t'accompagner ?

Je fus surpris qu'elle m'ait posé la question en sa présence.

C'était à la taille et à l'aspect de son homme – à ses tatouages, à sa boucle d'oreille, à ses bottes, à son gilet en cuir, etc. —, bref à l'impression générale de menace qu'il projetait qu'elle faisait allusion.

Elle craignait qu'il ne dissuade plus de clients qu'il n'aide à en gagner.

– Oui, répondis-je. J'aimerais mieux. Quand je voudrai la jouer subtil, je lui demanderai d'attendre dans la voiture. En plus, je veux qu'il conduise pour que je puisse jeter un oeil aux dossiers.

 

Je regardai Cisco. Il n'avait pas l'air de trouver à redire à l'arrangement et me fit oui de la tête. Il aurait peut-être l'air idiot quand il serait au volant d'une Lincoln avec son gilet de motard sur le dos, mais il ne s'en plaignait pas encore.

– À propos de dossiers, repris-je. On n'a aucune affaire fédérale, hein ?

– Pas que je sache, répondit Lorna en hochant la tête.

Je hochai la tête à mon tour. Cela confirmait ce que j'avais indiqué à Bosch et me rendit encore plus désireux de savoir pourquoi il m'avait posé cette question. Je commençai à m'en faire une idée et décidai de mettre le sujet sur le tapis quand je le verrais le lendemain matin.

– Bien, dis-je. M'est avis que l'heure est revenue de jouer à la défense Lincoln. En route !

Le Verdict du Plomb
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